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Quatuor

Hugo, violoniste, dirige un centre culturel public qui reçoit de moins en moins de subventions. Sa tâche consiste donc moins à faire venir des musiciens (il faudrait faire payer le billet d'entrée trop cher) qu'à ouvrir les portes de son centre à des congrès et autres réunions d'entreprise, qui lui permettent, c'est absurde, de simplement maintenir le centre ouvert. L'adjointe au maire de la ville est, elle, enthousiaste : couper les subventions publiques, cela stimule la créativité individuelle. À la fin d'une répétition avec son quatuor, Hugo écoute ses amis parler – Caroline, médecin et son mari Jochem, luthier, et Heleen, secrétaire médicale dans le cabinet de Caroline. Et il se dit :


Ils sont vraiment d'une extraordinaire naïveté. Incapables de risquer un coup d'œil par-dessus les palissades qu'ils ont bâties au cours de leur vie ; agrippés aux lois et aux idéaux avec lesquels ils ont grandi. Il y a quelque chose de beau là-dedans, c'est rassurant. Mais sans aucun rapport avec la réalité. Maintenant, il faut être flexible. Le nouvel idéal, c'est la plasticité. Si vous ne savez pas vous adapter aux circonstances, vous coulez. En envoyant par le fond vos vieilles certitudes. Par le fond.


La réalité, est-ce un aspect fondamental, impossible à changer, de l'existence humaine et sociale ? Ou bien s'agit-il d'un décret des hommes, tout autant que ces idéaux que Hugo qualifie de « vieilles certitudes » ? La réalité, est-ce une donnée anthropologique et historique inévitable et incontestable, ou bien est-ce ce que nous décidons de faire, les pratiques que nous choisissons d'adopter ?

Comme le célèbre violoncelliste Van Aalst, maintenant retraité, Jochem trouve ridicules ceux que nous appelons en France « bourgeois-bohèmes » ou « bobos ». Dans cette ville des Pays-Bas qui n'est pas nommée, ils ont pris possession des trottoirs de leur quartier et les ont envahis de leurs certitudes écologiques, éthiques, pédagogiques. Van Aalst constitue-t-il la seule voie possible ? Il vit retiré dans sa maison, trop vieux pour pouvoir marcher sans difficulté. Il reçoit de temps en temps la visite du petit Djamil, qui prend plaisir à lui faire les courses et à l'écouter jouer les suites de Bach. Sa demeure n'en semble pas moins étouffante à Jochem.

Le mot « réalité » apparaît de nombreuses fois dans ce roman. Tel personnage sent son esprit partir ailleurs et parvient, péniblement, à se « hisser » jusqu'à la réalité. Tel autre se demande s'il faut se rendre à la réalité, même si elle lui déplaît. Caroline se dit :


Ce serait tellement chouette si quelqu'un s'occupait de nous […]. On se bat, on se débat, on essaie de ne pas voir le gâchis tout autour, mais ça n'apporte rien de bon. Pourquoi ne pouvons-nous plus faire confiance à des pouvoirs publics censés vouloir notre bien ? Comment la réalité a-t-elle pu changer à ce point ? On n'a rien vu arriver.


La réalité n'est pas simplement l'environnement, matériel et humain, des personnages. Elle ne se manifeste que lorsqu'elle les blesse. La réalité, c'est ce qu'on ne peut accepter, mais contre quoi on se débat quand même, tout en croyant que le combat est vain. La réalité, c'est ce qu'on voudrait fuir ou effacer, sans en avoir le pouvoir.

Seul Jochem semble à l'écart d'une telle impasse. Pour lui, il n'y a de réalité que ce que l'on peut toucher, travailler de ses mains. Luthier, c'est un métier réel. Manager, c'est une invention étrange de notre modernité, un métier sans véritable objet, l'un des aspects du monde d'apparences dans lequel il est contraint de vivre :


Jochem trouve que la tyrannie des « vraies valeurs », imposée durant des années par les différents gouvernements chrétiens-démocrates, a rendu les gens indifférents. Avec internet, tout est public : les scandales, les arrangements secrets, les manigances abjectes pour étouffer une affaire… Rien n'est conforme aux apparences. Tout n'est qu'hypocrisie.


Caroline et Heleen, au début de Quatuor, sont coupées de ces interrogations : Caroline est renfermée sur elle-même ; Heleen veut croire que les êtres humains sont fondamentalement bons, elle comprise, et correspond avec des détenus.


*


Ce qui relie ces quatre personnages, et ce qu'ils n'éprouvent jamais le besoin d'interroger, c'est la musique qu'ils jouent en quatuor chaque semaine et qui réjouit ceux qui l'entendent : ceux qui passent devant la péniche de Hugo, où ont lieu les répétitions, et qui s'arrêtent pour écouter ; Daniel, le collègue de Caroline, pour qui ils jouent le Quatuor des Dissonances de Mozart. La musique qu'ils jouent ensemble est le fil rouge le plus apparent du roman, et constitue une efficace échappatoire à la réalité qui dérange. Heleen s'en rend bien compte :


Dans sa tête virevoltent des fragments du nouveau quatuor de Schubert, passages difficiles qu'elle a travaillés tout spécialement et bouts de mélodies qui ne sortent pas de sa mémoire. Elle s'aperçoit qu'elle pédale en rythme. C'est tellement facile d'esquiver les questions épineuses en ne pensant qu'à la musique… Les contrariétés, les problèmes, les affaires inextricables s'effacent.


Mais il existe deux autres fils rouges. Tout d'abord, la critique politique et sociale. Le personnage de l'adjointe au maire, qui nous est présenté dès le début du roman par le biais du personnage de Hugo, est une première figure repoussoir. Alors qu'il vient de la croiser par hasard, Hugo se met à réfléchir : « Incroyable que le pays soit gouverné par des individus pareils. » Il se lance alors dans un monologue qui résonne étrangement avec la société d'aujourd'hui :


Apparemment, les gens qui veulent faire quelque chose d'utile et qui en plus ont les compétences requises n'occupent jamais ce genre de poste. Y qu'à voir l'endormi qu'on a au ministère de la Santé, ce type n'a aucune idée de ce qu'est la maladie ou le handicap et de toute façon, ça ne l'intéresse pas. On parlait de lui l'autre soir à table, chez Heleen, la pauvre était absolument outrée des offenses infligées aux personnes qu'elle soigne ! L'État-providence appartient au passé, avait dit le ministre, on avait eu raison à l'époque de remplacer ce système par une logique participative : pas de soins à domicile ni de remboursements inabordables, mais de l'aide apportée par les voisins et la famille. L'approche s'est elle aussi révélée impraticable, avait-il reconnu d'un air jovial, on n'avait pas les moyens de contrôle adéquats et on sollicitait trop la population active. L'autonomie, voilà notre nouvel idéal, avait-il résumé avec enthousiasme, autonomie et responsabilisation. Chaque citoyen doit faire lui-même en sorte que la maladie ne se déclare pas. Bouger, manger sain, ne pas rester toute la journée en position assise – autant de bienfaits scientifiquement prouvés dont nous devons tous tirer profit. Tenez, moi, par exemple, avait conclu le ministre, je cours dix kilomètres par jour et je ne mange pas de sucre.


Deuxième fil rouge, à la fois le plus important et le plus discret : la transformation de ces personnages qui sont à la recherche d'un équilibre entre les deux pôles que sont la réalité, qu'elle soit personnelle et sociale, et le plaisir dans la musique. Cette transformation commence imperceptiblement, et je n'en ai pris conscience qu'une fois qu'elle était déjà bien entamée. L'écriture d'Anna Enquist est souple et délicatement nuancée. Elle entremêle les propos que les personnages se tiennent à eux-mêmes et la narration, et berce le lecteur tout en lui faisant partager au plus près les inquiétudes de Caroline, d'Heleen, de Jochem, de Hugo et du vieux Van Aalst. Elle juxtapose monologues intérieurs et dialogues, paroles intimes et paroles publiques, et nous fait percevoir la brèche qui s'ouvre si souvent entre les deux.

Que se passerait-il si tous ces éléments se trouvaient soudain mélangés : les manques du politique, la musique, l'amitié des quatre musiciens, la réalité qui les blesse, leurs croyances ? C'est tout l'enjeu des derniers chapitres de ce roman. Le rythme s'accélère soudain, les moments de l'intrigue que prennent en charge les chapitres successifs se rapprochent de plus en plus, puis se confondent. Le suspense est presque insupportable, aucun indice ne laisse deviner quelle sera l'issue d'un drame final inattendu. La fin même du roman m'a paru instable : nous donne-t-elle à entendre les peurs d'un vieillard paranoïaque, ou bien nous donne-t-elle à voir le triomphe de la terrible réalité ?

Anna Enquist déploie dans Quatuor de multiples talents : la maîtrise du style, le pouvoir de faire surgir de chaque page une voix singulière, l'art de la composition, le souci du lecteur auquel elle ouvre avec pudeur l'univers intime de ses personnages, et pour lequel elle met en scène la dérive de nos sociétés européennes sans jamais tomber ni dans le militantisme ni dans un catastrophisme vulgaire. Quatuor est un roman exceptionnel, qui satisfait aux trois exigences que les Anciens assignaient jadis au discours : il donne à penser, il bouleverse, il procure un immense plaisir – celui de l'histoire qui suit son cours allegro, celui de ne plus se sentir seul et de voir des êtres humains qui, comme chacun de nous, essaient de se frayer un chemin dans un monde difficile, enfin le plaisir de la reconnaissance envers une romancière qui élève la littérature en osant la confronter avec notre actualité. Quatuor est, tout à la fois, une heureuse échappatoire et un puissant instrument pour mieux comprendre notre temps présent.



Anna Enquist, Quatuor, roman traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif, Arles, Actes Sud, 2016, 300 p.

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