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Journal d'un parfumeur

Parfumeur : un métier, plutôt qu'une fonction. Jean-Claude Ellena, parfumeur exclusif de la maison Hermès, insiste sur ce point au moment de déplorer le renouvellement incessant des personnes chargées de la stratégie dans l'entreprise. Certes, exercer une fonction devient lassant à la longue. Mais ne pourrait-on pas privilégier une vision qualitative, "axée sur la valorisation de la fonction" ? "À la différence d'une fonction, quantifiable, le métier invente en permanence son champ d'action, repousse toujours plus loin les limites de ses compétences. Inventer, c'est se renouveler, c'est grandir."

Loin de la parole pointue d'un spécialiste, ce journal donne à voir un monde dont les acteurs sont multiples : journalistes, fournisseurs de matière première, conseillers en stratégie, apprentis parfumeurs, amis gastronomes, et même un sommelier et une philosophe spécialiste de l'odorat. Évidemment, l'odorat est au cœur du propos. C'est un sens étrange, qui a pour objet l'impondérable, l'immatériel, et l'innommable puisque nous n'avons que peu de mots pour évoquer une odeur. Nous utilisons volontiers des images et des correspondances, avec ce qu'elles ont de poétique, mais aussi d'imprécis et de subjectif. Dans la collection de Jean-Claude Ellena, le vert est non seulement "la seule couleur qui fait sens pour une odeur", mais l'étiquette d'une boîte de Pandore : "j'ai des verts tendre, dur, cru, lisse, rêche, épais, etc. J'ai des verts à l'odeur de haricots verts, de feuilles de figuier, de seringas, de lierre, d'algues, de sureau, de buis, de jacinthe, de gazon, de petits pois".

L'odorat nous rappelle le passage des saisons et notre soumission nécessaire à ces changements de la nature. En visite en Sicile dans une société de production d'essences d'agrumes, Jean-Claude Ellena note que la qualité de l'essence de bergamote varie entre octobre et février : "La production, qui s'organise sur cinq mois de l'année, donne en effet des essences qui débutent avec des notes vertes, vives et fraîches, et continuent par des notes florales et gustatives." L'analyse scientifique de ces différentes essences, loin d'être une fin en soi ou un discours autonome, permet au parfumeur de prendre exemple sur la nature, de jouer avec les possibles d'un même fruit et, finalement, de révéler une réalité naturelle que notre odorat ne peut percevoir : "L'essence d'octobre contient un maximum de linalol, composant à odeur florale, et celle de février très peu mais de l'acétate de linalyle à l'odeur fraîche. Cependant l'essence d'octobre, à cause de la présence infime de cis-3 hexenol, est perçue comme fraîche. Dans l'essence de février les molécules de cis-3 hexenol et de linalol s'effacent au profit de l'acétate de linalyle. La nature joue avec notre nez, car seule l'utilisation dans une composition démontre l'aspect floral de l'essence d'octobre versus l'aspect frais de l'essence de février."

Dans le français impeccable de Jean-Claude Elléna, au cœur de cette écriture tranquille, si bien posée, si juste à traduire les expériences de l'auteur, la terminologie scientifique ouvre la porte d'un monde mystérieux qui se déploie en parallèle de notre univers quotidien. L'"Abrégé d'odeurs" qui suit les pages du journal opère une rencontre entre la simplicité d'un mot ("jasmin"), l'imaginaire qu'il ouvre dans l'esprit du parfumeur ("Enfant, je cueillais à l'aube, une à une, entre le pouce, l'index et le majeur des fleurs de jasmin d'un blanc de porcelaine, leur odeur tendre, verte et légère m'enivrait. Vers midi, les derniers pétales de craie blanche embaumaient une odeur chaude de fleurs d'oranger. Les fleurs oubliées et jaunies exhalaient, le soir venu, des senteurs fauves, animales, profondes.") et une formule en forme de liste ("acétate de benzyle – hédione – clous de girofle – indole – anthranilate de méthyle"). C'est tout l'intérêt de ce livre, qui présente un métier oscillant entre l'artisanat, avec les contraintes de la matière et de la technique, et l'art, avec l'imaginaire qu'il mobilise.

Dans le monde frénétique, compliqué, rationaliste, techniciste et normatif d'aujourd'hui, il est important de lire un tel ouvrage. Jean-Claude Elléna évoque le passage du temps, nécessaire à la création d'un parfum, il fait de la simplicité et de la forme ses mots d'ordre, accepte et recherche même les odeurs animales, celles qui rappellent les odeurs dérangeantes des corps humains, il valorise l'approche sensible, le "bricolage", et refuse de se cantonner à une approche analytique et technique : il donne l'exemple d'un métier aux prises avec le savoir scientifique et les enjeux économiques d'aujourd'hui, et pratiqué pourtant de façon sensible et lente. La lecture de ses réflexions, de ses voyages, de ses expériences olfactives est un plaisir dans l'instant. C'est aussi une clé pour une aurea mediocritas des temps modernes, un compromis heureux, un juste milieu entre, d'une part, la soumission à la nature ou à la technique et, d'autre part, une liberté créatrice débridée.



Jean-Claude Ellena, Journal d'un parfumeur suivi d'un abrégé d'odeurs, Paris, Sabine Wespieser, 2011, 159 p.

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