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Dolce Vita

Nous sommes, toi et moi, le produit de l'après-guerre – moi, avec la charge de ma naissance qu'il a fallu toute ma vie me faire pardonner, toi avec ta propre naissance, ton obsession pour le libre-arbitre et ta croyance en Dieu. L'Histoire avec un grand H n'est pas uniquement le lien que l'individu entretient avec son temps. Nous sommes tous ses otages, tu sais.


Voilà ce qu'affirme le prince Emanuele de Valfonda, qui a traversé les années 1960-1970 du haut de son rang, de sa fortune, de son hédonisme radical. Nous sommes en 2010, il va mourir, a quelque chose à se faire pardonner ou à révéler, fait venir Saverio de France jusqu'en Sicile et, dans la chaleur du soleil méditerranéen, commence sa confession.


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Le prince égrène des souvenirs, tantôt moments particuliers de sa vie personnelle, tantôt scandales et assassinats qui rythment la vie publique de l'Italie pendant ces deux décennies. Saverio, un jésuite, ignore où le prince veut en venir – nous l'ignorons aussi, jusqu'aux toutes dernières pages du roman Dolce Vita, à ceci près que le récit de celui qui tient à se faire appeler Malo est entrecoupé de pages dans lesquelles Simonetta Greggio raconte les événements historiques évoqués par le prince, comme autant de petites histoires : la sortie de La Dolce Vita et l'hostilité des autorités ecclésiastiques qui promettent l'excommunication à ceux qui iront voir ce film ; l'affaire Montesi et les luttes de pouvoir au sein de la Démocratie chrétienne ; le pontificat de Paul VI, obsédé par l'ordre et la pureté, soupçonné d'homosexualité, proche du banquier sicilien Michele Sindona ; l'assassinat d'Enrico Mattei, président de l'ENI, l'Institut national italien des hydrocarbures, qui voulait l'indépendance énergétique pour l'Italie – pour ne piocher que dans le premier quart du roman.


La chronologie est celle du dialogue qui se noue peu à peu entre Malo et Saverio. Tous deux en savent bien long sur la vie politique italienne, mais selon des points de vue différents. Bientôt pris au jeu de cet échange, ils croisent leurs perspectives et recomposent un puzzle que tant de dirigeants, élus et hommes de l'ombre, ont voulu maintenir épars. En miroir du drame intime, Simonetta Greggio fait se succéder les morceaux d'Histoire indépendamment de leur ordre chronologique, au gré des souvenirs des deux hommes : survenu en 1973, le viol de Franca Rame, actrice engagée, prompte à dénoncer la corruption au sein de la Démocratie chrétienne, est suivi de quelques pages rappelant celui de Franca Viola, une jeune Sicilienne qui, violée en 1965, a osé s'opposer à la tradition, selon laquelle la jeune fille violée épouse son violeur ; l'attentat à la bombe piazza Fontana, en 1969, décidé au cœur même de l'État, est suivi de l'évocation de l'attentat à la Fiat 500 contre des carabiniers, en 1972, perpétré par des hommes d'extrême droite mais attribué par les enquêteurs à des jeunes gens d'extrême gauche, puis de celle de la tentative de coup d'État par le prince fasciste Junio Borghese, en 1970, mystérieusement interrompue en plein milieu des opérations.


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Les violences ne cessent de se répéter, et cette répétition semblerait une fatalité tragique, si l'auteur n'associait des noms précis aux événements racontés. Sous la plume journalistique de Simonetta Greggio, les listes de suspects, voire de coupables, ressemblent à un acte d'accusation. Ainsi celle d'anciens fascistes récupérés par les services de renseignement américains :


Enrico De Boccard, fervent catholique, écrivain et épigone de Julius Evola – philosophe d'un fascisme radical. Il théorise l'anticommunisme terroriste.

Guido Giannettini, agent Z sous couverture du SID, service secret militaire italien.

Pino Rauti, qui a participé à la fondation du MSI – Movimento Sociale Italiano, le parti de droite – avec Giorgio Almirante en 1946, crée en 1954 Ordine Nuovo, qui se détache du MSI, trop tiède à son goût, car, comme il le répète à qui veut bien l'entendre, « La démocratie, c'est la pourriture de l'esprit. »

Stefano Delle Chiaie, d'abord membre du MSI puis d'Ordine Nuovo, va diriger sa propre formation d'extrême droite, Avanguardia Nazionale.

Mario Merlino est un infiltré. Très proche de Delle Chiaie, il fréquente aussi des cercles d'extrême gauche et des groupes anarchistes.

Il faut se souvenir de ces hommes.

Il faut se souvenir de ces noms pour comprendre ce qui va arriver dans le pays. (p. 160)


Aux dernières lignes des pages consacrées à Giorgio Ambrosoli, avocat, la condamnation est explicite. Cet « homme avec des valeurs » a refusé, en même temps qu'un poste de banquier, les pots de vins d'hommes politiques. Il vient d'achever une enquête révélant tout un système de combines financières et s'apprête à rejoindre sa femme et ses enfants au bord de la mer, mais il meurt assassiné de quatre coups de revolver : « Aucun représentant du gouvernement n'assiste aux funérailles de l'avocat. » (p. 295) Quelques pages plus loin, il est question de Michele Sindona, magnat de la finance et expert en fraude financière : « Pouvoir politique, Vatican, franc-maçonnerie et mafia sont les quatre piliers qui vont soutenir sa puissance. » (p. 303)


Tout se tient dans l'univers de Dolce Vita : la guerre et l'après-guerre, les manœuvres politiques intérieures et les enjeux internationaux, les oppositions politiciennes en Italie et la guerre froide, les partis apparemment opposés, les relations de pouvoir et les relations personnelles, le politique et l'intime. La recherche individualiste du plaisir, omniprésente, constitue paradoxalement un lien au sein d'une élite économique et politique n'ayant aucun souci du bien commun. Pour don Emanuele, le plaisir n'est pas l'instrument du diable mais « l'angélique légèreté du monde, ce par quoi l'homme se détache de sa lourdeur terrestre » (p. 323). Il prend pourtant des formes très peu angéliques chez le prince qui, plus jeune, a multiplié les conquêtes au cours de ses soirées alcoolisées et cocaïnées, ou chez la marquise Casati Stampa, qui jouit de voir son mari prendre plaisir en regardant et en photographiant d'autres hommes lui faire l'amour. Saverio rétorque au prince : « Se couper de l'autre jusqu'à estimer que le seul réel, c'est soi. » (p. 324), posture dans laquelle il ne voit qu'insensibilité et psychose : incapacité à considérer les autres hommes, incapacité à concevoir quelque espace public que ce soit. Dans Dolce Vita, les couples durables et heureux sont ceux de Giorgio Ambrosoli ou d'Aldo Moro, hommes dévoués à la chose publique, comme si le souci et la construction d'un espace privé allaient de pair avec ceux d'un espace public. Entre ces deux extrêmes, il y a, comme le note Saverio, « ceux qui commettent des actes infâmes par hasard, bêtise et inanité » (p. 331). Dans le roman, c'est à lui qu'il revient de s'indigner :


[M]ais que sommes-nous devenus et quand tout ça s'est joué, à quel moment le pays s'est mué en antichambre d'enfer dantesque… […] l'enfer, c'est ici et maintenant, c'est le giron des mous, des indolents, c'est ce pays où ceux qui respectent les règles sont raillés, où la moitié de la population vole l'autre en fraudant le fisc…


Où sont les héros, mon Dieu ? Pour quel idéal peut-on encore vivre – ou mourir ? (p. 297)


Dans l'Italie que dépeint Dolce Vita, aucun pouvoir public n'est en mesure de tempérer les connivences et d'y mettre bon ordre, les valeurs communes et les modèles à suivre manquent. La vérité semble ne pouvoir être qu'une tentative personnelle de vérité : on essaie, chacun de son côté, de relier les faits et les personnes les uns aux autres pour trouver le sens des événements, mais aucune histoire officielle ne vient sceller définitivement celui-ci, et la justice est souvent à la peine pour mener l'enquête.


Dolce Vita, roman passionnant, où le suspense s'accroît au fil des pages, détaille deux décennies de dérives politiques et mafieuses en Italie, à travers leurs acteurs, les propos et le quotidien de ces derniers. Cette approche littéraire rend l'histoire politique intelligible en même temps que vivante. C'est une chose de dire que les élites sociales et politiques du pays se vautrent dans la corruption et la débauche. C'en est une autre de consacrer des pages à la marquise Casati Stampa, en indiquant à cette occasion que la propriété de Berlusconi à Arcore appartenait à la marquise, et qu'elle fut obtenue à un prix dérisoire par l'entremise de l'avocat de la famille Casati Stampa. Les frasques de Berlusconi prennent soudain une dimension nouvelle : elles ne sont plus le fait d'un homme particulier et isolé, mais le fait de l'héritier de deux décennies de frasques similaires, appartenant à une élite économique et politique perdue dans une quête effrénée de plaisirs moins privés que farouchement individualistes. C'est une chose de faire étalage des frasques sexuelles d'un politique ou d'un autre au moment où le scandale éclate. C'en est une autre de raconter non pas l'orgie, mais la découverte du corps de la jeune Wilma Montesi, enveloppé d'une robe chiffonnée et roulé par les vagues sur la plage, non loin d'une riche propriété où cocaïne et champagne ont été allègrement consommés. On peut en effet prendre plaisir à la lecture des histoires sexuelles si pauvres d'un puissant soudain placé à notre portée ; on peut difficilement maintenir une telle distance devant les conséquences morbides de ses débauches.


Dolce Vita nous fait comprendre à quel point l'histoire politique d'un pays ne se réduit pas à des victoires électorales, des changements de majorité et des textes de loi. Elle dépend, de façon bien plus essentielle, du dessous des cartes, d'enjeux qui ne sont jamais formulés au grand jour, tout autant que d'intérêts personnels, de connivences qui s'établissent entre des personnes irréductibles à leur fonction et qui remontent parfois loin dans le passé. Elle est tissée des parcours singuliers de ceux qui la font, mais aussi de ceux qui la subissent. Si, comme le déplore Saverio, il n'y a plus d'idéal politique pour lequel nous puissions encore vivre, ne nous reste-t-il pour autant que la recherche effrénée du plaisir pour fuir, comme Malo, la lourdeur de notre vie terrestre ? Simonetta Greggio esquisse une autre voie, difficile certes, et peu gratifiante, mais nécessaire. Son livre nous invite à rappeler les dernières décennies de notre vie politique, à mettre en perspective les indices qui parviennent à notre connaissance et à les replacer dans le large réseau auquel ils appartiennent sans nul doute. Il nous dit de prêter attention, enfin, non pas au rythme monotone et attendu des scrutins, mais aux personnes singulières qui œuvrent en politique et qui ont, comme les personnages d'un roman, comme tout un chacun, un passé, des relations, des intérêts que leur fonction politique ne suffit pas à déchiffrer.



Simonetta Greggio, Dolce Vita 1959-1979, Paris, Stock, 2010, 406 p.

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