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L'Aventure ambiguë

La langue française de Cheikh Hamidou Kane, qui fut à la fois haut fonctionnaire au Sénégal et auteur, n'a pas l'abstraction du français de l'ancienne métropole. Lorsque le protagoniste de L'Aventure ambiguë, Samba Diallo, mendie sa nourriture, comme le font les disciples de l'école coranique, il brandit l'image de la mort en ces mots : "Gens de Dieu, la mort n'est pas cette nuit qui pénètre d'ombre, traîtreusement, l'ardeur innocente et vive d'un jour d'été. Elle avertit, puis elle fauche en plein midi de l'intelligence." (p. 26). Le narrateur n'est pas en reste, qui décrit ainsi la rage qui saisit le petit Samba contre Demba et ses sarcasmes :


Quand il se releva, nul de ceux qui étaient là n'avait bougé, mais il ne vit personne d'autre que, devant lui, toujours immobile, une silhouette qui tout à l'heure encore représentait Demba, et qui à présent était la cible que son corps et tout son être avaient choisie. Il n'eut plus conscience de rien, sinon vaguement que son corps, comme un bélier, s'était catapulté sur la cible, que le nœud de deux corps enroulés était tombé à terre, que sous lui quelque chose se débattait et haletait, et qu'il frappait. Maintenant son corps ne vibrait plus, sinon en écho merveilleux des coups qu'il frappait et chaque coup calmait un peu la sédition du corps, restituait un peu de clarté à son intelligence obnubilée. (p. 31)


Racontée avec ce français aux images si concrètes, quelle est cette "aventure ambiguë" d'un jeune homme passé de l'enseignement coranique à l'université française, avant de retourner avec les siens, les Diallobé ?


*


Un compatriote rencontré à Paris affirme à Samba qu'il faut prendre à l'Occident sans penser à lui donner rien en retour. Mais Samba se situe sur un autre plan que celui de ce calcul en termes de coût et de bénéfice :


Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d'une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu'il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n'y a pas une tête lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n'être pas deux. (p. 163)


Cette citation du roman de Cheikh Hamidou Kane clôt Ce qu'il reste de la folie, film documentaire tourné au Sénégal dans l'hôpital psychiatrique de Thiaroye, héritier des méthodes du psychiatre Henri Collomb. Fondateur de "l'école de Dakar", ce Français était convaincu de la nécessité de comprendre l'environnement culturel des patients pour les soigner, et refusait de plaquer aveuglement sur eux les traitements de la psychiatrie dite coloniale. Ce documentaire donne à voir tous les acteurs de la prise en charge des maladies mentales : psychiatres et infirmiers, mais aussi guérisseurs, marabouts et autres "tradi-thérapeutes", et même évangélistes nigérians qui réussissent parfois à s'introduire dans l'hôpital pour pratiquer des exorcismes. La plupart des patients associent suivi médical occidental et méthodes traditionnelles de guérison, et voient souvent dans les médicaments le moyen d'apaiser efficacement un mal que seuls les rites ancestraux de leur pays peuvent véritablement guérir. Leur "folie" consiste, peut-être, en une double incapacité : incapacité de séparer, de distinguer, comme on le fait en Occident ; incapacité de concilier vraiment deux modes de pensées hétérogènes.


L'esprit cartésien, qui vise à la formulation d'idées claires et distinctes puis à leur examen méthodique, est la pierre à laquelle se heurte le peuple des Diallobé.


Ceux qui avaient combattu et ceux qui s'étaient rendus, ceux qui avaient composé et ceux qui s'étaient obstinés se retrouvèrent le jour venu, recensés, répartis, classés, étiquetés, conscrits, administrés.

Car, ceux qui étaient venus ne savaient pas seulement combattre. Ils étaient étranges. […] Où ils avaient mis du désordre, ils suscitaient un ordre nouveau. Ils détruisaient et construisaient. (p. 60)


La destruction se fait par les armes ; la construction d'un ordre nouveau, par une école où se révèle, dans le contexte colonial, à la fois sa force et son caractère paradoxal. L'école est aussi efficace qu'une arme, elle est l'outil qui permet de pérenniser la conquête. Car elle possède un rayonnement puissant qui, seul, peut expliquer que les vaincus des guerres coloniales se rallient si vite à elle :


Elle est solidaire d'un ordre nouveau, comme un noyau magnétique est solidaire d'un champ. Le bouleversement de la vie des hommes à l'intérieur de cet ordre nouveau est semblable aux bouleversements de certaines lois physiques à l'intérieur d'un champ magnétique. On voit les hommes se disposer, conquis, le long de lignes de force invisibles et impérieuses. Le désordre s'organise, la sédition s'apaise, les matins de ressentiment résonnent des chants d'une universelle action de grâce. (p. 61)


L'universalité du désir d'apaisement cache une différence fondamentale dans les moyens de l'obtenir, et l'angoisse vient se loger dans ce paradoxe : une civilisation, "architecture de réponses" comme la qualifie le père de Samba (p. 80), peut apporter le confort de l'esprit à ses tenants et atteindre à leurs yeux le dernier degré de la perfection, tout en étant aliénante pour les tenants d'une autre civilisation. Pour Samba, formé auprès du maître des Diallobé, dans la religion musulmane, avant de suivre l'enseignement secondaire de l'école française puis des études de philosophie à Paris, quelles seront désormais les réponses apaisantes pour l'esprit ?


*


Le petit Samba, inscrit à l'école française, observe un jour son père et constate qu'il le fait de façon inédite :


Sa bouche n'est ni sourire, ni amertume. Les prières profondes doivent certainement incinérer dans l'homme toute exubérance profane de vie. Mon père ne vit pas, il prie… […] Idée bizarre. Où donc ai-je pu la prendre ? Cette idée m'est étrangère. L'étonnement dans lequel elle me met en est la preuve. C'est en tout cas une idée évoluée, je veux dire qui marque un progrès de précision sur mon état d'esprit antérieur : elle distingue, elle spécifie. (p. 105-106)


Il se ravise, se raisonne plutôt : Dieu est constamment, et il n'y a de vie que dans la dépendance de Dieu. À ce moment de trouble succède un échange avec son père au sujet du travail. Pourquoi travaille-t-on ? Le temps consacré au travail est-il volé à l'adoration de Dieu ? Le père de Samba conclut la discussion par une longue réflexion sur l'évolution du travail en Occident :


L'Occident […] a commencé, timidement, par reléguer Dieu "entre des guillemets". Puis, deux siècles après, ayant acquis plus d'assurance, il décréta : "Dieu est mort." De ce jour, date l'ère du travail frénétique. Nietzsche est contemporain de la révolution industrielle. Dieu n'était plus là pour mesurer et justifier. N'est-ce pas cela, l'industrie ? L'industrie était aveugle, quoique, finalement, il fût encore possible de domicilier tout le bien qu'elle produisait… Mais déjà cette phase est dépassée. Après la mort de Dieu, voici que s'annonce la mort de l'homme. […]

La vie et le travail ne sont plus commensurables. Jadis, il existait une loi d'airain qui faisait que le travail d'une seule vie ne pouvait nourrir qu'une seule vie. L'art de l'homme a brisé cette loi. Le travail d'un seul permet de nourrir plusieurs autres, de plus en plus de personnes. Mais voici que l'Occident est sur le point de pouvoir se passer de l'homme pour produire du travail. Il ne sera plus besoin que de très peu de vie pour fournir un travail immense.

– Mais il me semble qu'on devrait se réjouir de cette perspective.

– Non. En même temps que le travail se passe de la vie humaine, en même temps il cesse d'en faire sa visée finale, de faire cas de l'homme. L'homme n'a jamais été aussi malheureux qu'en ce moment où il accumule tant. Nulle part, il n'est aussi méprisé que là où se fait cette accumulation. C'est ainsi que l'histoire de l'Occident me paraît révélatrice de l'insuffisance de garantie que l'homme constitue pour l'homme. Il faut au bonheur de l'homme la présence et la garantie de Dieu. (p. 111-113)


C'est d'ailleurs cette présence qui donne à l'homme un sentiment d'unité. Samba refuse d'ériger le néant en vérité, et de suivre ainsi ceux qu'il désigner d'un simple "ils". Il ne peut se résoudre à être "un archipel dont les îles ne se tiennent pas par en dessous, noyées qu'elles sont de néant" (p. 139). Le garçon prie son Dieu de l'emplir de nouveau de son existence et de sa vérité. La pluralité morcelée de la psyché est une construction de l'histoire, plus qu'une réalité traversant les âges et les pays. Doit-on s'en tenir là ?


Cette angoisse métaphysique, Paul Lacroix, un Français fraîchement installé au Sénégal, en est dépourvu. Samba Diallo et les enfants Lacroix sont dans la même classe. Paul Lacroix travaille dans la même pièce que le père de Samba Diallo. Depuis la fenêtre de son bureau, il contemple le coucher du soleil, rouge et dramatique. Ce spectacle de violence et d'agonie le bouleverse, mais ne parvient pas à lui faire croire à la fin du monde, comme son collègue : "Le monde n'aura pas de fin. Du moins pas la fin qu'on attend ici. Qu'une catastrophe détruise notre planète, je ne dis pas…" (p. 86). Paul Lacroix oppose la quête métaphysique des Diallobé à la quête de vérité scientifique et de justice sociale telle que la pratique l'Occident, l'une excluant l'autre à ses yeux. Il suscite ainsi une protestation toute politique chez son interlocuteur :


La cité future, grâce à mon fils, ouvrira ses baies sur l'abîme, d'où viendront de grandes bouffées d'ombre sur nos corps desséchés, sur nos fronts altérés. Je souhaite cette ouverture, de toute mon âme. Dans la cité naissante, telle doit être notre œuvre, à nous tous, hindous, Chinois, Sud-Américains, nègres, Arabes ; nous tous, dégingandés et lamentables, nous les sous-développés, qui nous sentons gauches en un monde de parfait ajustement mécanique. (p. 91)


*


La langue imagée que Samba et son père emploient et leur tendance à embrasser en un récit un long morceau d'histoire leur permettent de faire émerger une réalité autre que celle que construisent les "savants", aveuglés par leur "myopie méthodologique" (p. 113). Images et récits permettent de saisir de vastes ensembles dont aucun esprit d'analyse ne vient détruire l'unité. Ils offrent un savoir sur les hommes qui n'a certes rien de scientifique : ils ne s'embarrassent pas de la recherche d'une vérité de détail ni du besoin de prouver en suivant les étapes d'un raisonnement logique déductif.


Pour Samba, la découverte de cette forme logique de rationalité coïncide avec l'apprentissage de la langue française, de son alphabet et de sa grammaire. Il se dit que c'est sans doute avec leur alphabet qu' "ils" l'ont conquis :


Avec lui, ils portèrent le premier coup rude au pays des Diallobé. Longtemps, je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui constituent la structure et la musique de leur langue. Lorsque j'appris à les agencer pour former des mots, à agencer les mots pour donner naissance à la parole, mon bonheur ne connut plus de limites.

[…] J'avais interrompu mes études chez le maître des Diallobé au moment précis où il allait m'initier enfin à la compréhension rationnelle de ce que, jusque-là, je n'avais fait que réciter, avec émerveillement il est vrai. Avec eux, voilà que, subitement, j'entrais de plain-pied dans un univers où tout était, de prime abord, compréhension merveilleuse et totale…

[…] Mais ils s'interposèrent et entreprirent de me transformer à leur image. Progressivement, ils me firent émerger du cœur des choses et m'habituèrent à prendre mes distances du monde. (p. 171-172)


Est-ce à dire que l'usage autonome de la langue, et particulièrement de la langue française écrite, a pour conséquences nécessaires et la mise à distance critique et l'analyse détaillée et morcelée des choses ? L'Aventure ambiguë, en plus de narrer le parcours de Samba et de représenter les angoisses et dilemmes nés de la colonisation, propose un usage de la langue qui n'est pas celui des écrivains français. Est-ce une contribution à la culture et à l'imaginaire français ? C'est en tout cas l'occasion de donner à voir et à sentir la colonisation selon les points de vue de différents Diallobé et de formuler, en français écrit mais selon un imaginaire et un mode de compréhension qui ne sont pas ceux de l'ancienne métropole occidentale, les vertiges existentiels nés de la domination coloniale.



Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, Paris, 10/18 (Julliard), 1961, 189 p.

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