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Histoire d'Europe, histoire de famille

Tout s'entremêle dans la famille Ardèvol : les projections contradictoires des parents sur leur fils Adrià, la docilité de celui-ci envers ses deux parents à la fois, les agissements du père pendant la Seconde Guerre mondiale, le rôle de celui-ci durant la dictature de Franco, les intérêts personnels de l'homme qui s'occupe de la brocante familiale, l'ami qui accompagne Adrià dans ses études de violon, la disparition d'une jeune fille juive dont Adrià est amoureux, et sa passion pour les vieux manuscrits, héritée de son père.

Tous ces éléments n'auraient ni queue ni tête s'ils ne cherchaient à prendre forme dans la personne d'Adrià. Tout le roman Confiteor ne serait qu'un morcèlement de petites histoires, sans le personnage d'Adrià, bien forcé de vivre dans cet environnement en bazar. Confiteor ne serait qu'une étrange succession de morceaux d'Histoire s'il ne posait, à travers eux, la question du mal à travers les âges.

Le long roman de Jaume Cabré est un magnifique roman, qui représente deux histoires chaotiques qui se répondent et prennent sens l'une par rapport à l'autre : d'une part, celle d'un individu, qui tente désespérément d'exister de façon autonome, à l'abri des contraintes nombreuses et contradictoires qui s'exercent sur lui ; d'autre part, celle de l'Europe, dont les pays se combattent les uns des autres, s'ouvrent aussi parfois les uns aux autres, laissant leurs habitants circuler au gré de leurs difficultés ou de leurs intérêts.



Endosser les fantasmes parentaux

La fuite, et l'indifférence en même temps

Irresponsable, tout-puissant, coupable : un homme en désordre





Endosser les fantasmes parentaux

Ce n'est qu'hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j'ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. Tout à coup, j'ai vu clairement que j'avais toujours été seul, que je n'avais jamais pu compter sur mes parents ni sur un Dieu à qui confier la recherche de solutions, même si, au fur et à mesure que je grandissais, j'avais pris l'habitude de faire assumer par des croyances imprécises et des lectures très variées le poids de ma pensée et la responsabilité de mes actes. Hier, mardi soir, en revenant de chez Dalmau, tout en recevant l'averse, je suis arrivé à la conclusion que cette charge m'incombe à moi seul. Et que mes succès et mes erreurs sont de ma responsabilité, de ma seule responsabilité. Il m'a fallu soixante ans pour voir ça.


Confiteor s'ouvre sur ces lignes. Le personnage âgé qui s'exprime ici est Adrià Ardèvol. Les premiers chapitres de son histoire sont rythmés par ce leitmotiv : "Naître dans cette famille fut une erreur impardonnable".


Son père, Fèlix Ardèvol, est un savant philologue et un collectionneur d'objets d'art et de manuscrits. Il a décidé que son fils serait un savant comme lui. À sa mort prématurée, sa femme décide de prendre en main l'éducation de son fils, et de faire de lui ce que Fèlix a toujours refusé : un violoniste professionnel. Pendant toutes les années de son enfance et de son adolescence, Adrià vit écartelé entre, d'un côté, des parents dont il désespère d'obtenir la moindre marque d'amour et, de l'autre, les plaisirs ludiques de l'enfance. Il se cache derrière le canapé du bureau de son père et joue avec ses figurines de cow-boy, tout en écoutant des conversations privées et secrètes. Sa tête est pleine des histoires qu'il s'invente avec les personnages du shérif Carson et de l'Indien Aigle-Noir, mais aussi d'histoires d'un passé lointain, construites à partir des manuscrits que son père le contraint d'admirer et qu'il refuse pourtant de lui laisser ne serait-ce qu'effleurer.


Le Storioni, ce violon hors de prix rangé dans le coffre fort du bureau paternel, de même que les manuscrits que son père garde amoureusement dans son bureau : ces objets ont été extorqués pendant la Deuxième Guerre mondiale aux Juifs, par des nazis et des intermédiaires derrière lesquels il est commode de se réfugier. Adrià le sait et le réprouve, mais ces trésors suscitent chez lui le même amour jaloux que chez son père. Il partage avec celui-ci l'envie irrépressible d'acquérir de nouveaux manuscrits et se laisse convaincre, à chaque fois, par l'intermédiaire Morral – qui refuse systématiquement de lui dire d'où il tient tant de merveilles : les premières pages autographes du Discours de la méthode de Descartes, ou un manuscrit complet de La Naissance de la tragédie de Nietzsche.


Ce personnage nous invite à comprendre dans quelle mesure, et pour combien de temps, un individu se laisse déterminer par son parcours passé. L'amour d'Adrià pour le Storioni et les manuscrits précieux vient sans doute des études en philosophie et en philologie qu'il a menées avec enthousiasme. Cet amour vient sans doute aussi d'une autorité paternelle dont Adrià ne parvient pas à se dégager, même après la mort de son père, ou peut-être encore du besoin d'établir un lien avec la génération qui le précède, fût-ce au prix de ce qu'il perçoit lui-même comme une faute morale.



La fuite, et l'indifférence en même temps


Les paroles de ceux qui entourent Adrià (son père, sa mère, la servante Lola Xica, son ami Bernat) sont entrecoupées d'histoires imaginaires et légendaires, qui lui sont à la fois une échappatoire et l'occasion d'une expérience et d'un apprentissage. Ainsi, alors qu'il échange quelques mots avec Bernat, dans leur cours de violon, surgit Jachiam de Mureda. Cet homme a fui son village après avoir tué celui qui avait incendié tous les biens de sa famille. Dans l'esprit d'Adrià, Jachiam reçoit du frère Gabriel, dans le monastère où il s'est réfugié, cette maxime : "prends garde de ne pas être en train de te fuir toi-même. […] Parce que celui qui fuit de lui-même voit toujours l'ombre de son ennemi le talonner et il ne s'arrête jamais de courir, jusqu'à ce qu'il en crève" (p. 101). Cette maxime convient parfaitement à Adrià, et Jachiam constitue un modèle pour cet enfant en manque de repères.


L'entremêlement des paroles des proches d'Adrià et des personnages que son imagination anime crée également une impression d'irréalité qui caractérise tout le début du roman. L'écriture de Jaume Cabré réussit à fondre parfaitement l'enchaînement inattendu de la vie vécue d'Adrià, de ses inventions d'enfant et d'histoires du passé qui ne semblent pas le concerner directement, et on se laisse porter sans difficulté d'un plan à l'autre, même si leur succession surprend tout d'abord. Mais on découvre rapidement que l'histoire d'Adrià, celle de son père, l'histoire lointaine de Jachiam de Mureda, celle du docteur nazi Voigt et bien d'autres, constituent un seul et même fil rouge : Jachiam est partie prenante de la longue histoire du violon Storioni ; tous les objets précieux du bureau paternel ont été extorqués aux Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale, en particulier par le docteur Voigt, mis en scène plusieurs pages durant.


On découvre surtout que cet entremêlement hétérogène reflète une disposition singulière d'Adrià. En effet, il met lui-même tout sur le même plan, et la vie semble vivre d'elle-même à travers lui, sans reliefs, sans susciter d'interrogations ni d'étonnement :


Ma capacité d'obéissance fit de moi un bon violoniste, pour ce qui était de la mécanique, mais sans âme à l'intérieur. […] Même ma fuite honteuse lors de mon premier récital public finit par être acceptée par maître Manlleu comme un trait de génie de ma part. Nos rapports ne changèrent pas, sauf que, à partir de ce soir-là, il se sentit autorisé à m'insulter quand il le jugeait bon. Avec maître Manlleu, nous ne parlâmes jamais de musique. Nous ne parlions que de répertoire pour violon, et de noms comme Wieniawski, Nardini, Viotti, Ernst, Sarasate, Paganini et surtout Manlleu, Manlleu et Manlleu, et j'avais envie de lui dire, maître, mais quand ferons-nous de la musique pour de bon ? (p. 231)


La honte qu'Adrià peut éprouver, les insultes de son professeur de violon, son ennui devant les partitions que celui-ci lui fait jouer, tout n'est qu'une suite d'événements qu'Adrià accepte comme s'ils ne le concernaient pas vraiment. Il se trouve pris dans une succession de rencontres et de sentiments manquant de réalité à ses yeux. Cette succession est dépourvue de signification ainsi que de direction : Adrià ne va nulle pas, il vit dans un présent sans cesse renouvelé. De fait, le rapport au temps a toujours été bancal pour cet homme que ses parents n'ont jamais laissé être un enfant, et qui ne parvient pas, même adulte, à se détacher des injonctions de parents pourtant disparus. Parvenu à l'âge de la vieillesse, il fait ainsi un constat amer : "Je n'ai jamais eu l'âge pour rien. Ou j'étais trop jeune ou je suis trop vieux." (p. 216)



Irresponsable, tout-puissant, coupable : un homme en désordre


Adrià parle treize langues, et peut en lire plus encore. Mais dans ses relations aux hommes et aux femmes bien vivants, Adrià ne connaît pas le mode d'emploi et ne sait pas que le passé et le présent communiquent parfois difficilement, voire pas du tout. Il se rend ainsi à Paris pour retrouver Sara, une jeune femme qu'il a aimée adolescent, qui est soudainement partie s'installer à Paris, sans explication. Il a appris, des années après la disparition de Sara, que sa propre mère avait comploté pour l'éloigner de lui, et décide aussitôt de retrouver celle-ci pour réparer le passé. Sara lui répond qu'elle a refait sa vie, et lui ferme la porte au nez. Mais voici qu'elle revient un jour à Barcelone, et sonne à sa porte, une rose à la main. Adrià l'invite à s'installer avec lui, elle accepte. Mais, au fond de lui, Adrià sait qu'il lui ment. Pas seulement lorsqu'il soutient que la collection d'antiquités appartient pour lui au passé, que le violon Storioni qu'il a conservé a été acheté légalement. Il lui ment lorsqu'il lui laisse croire qu'il est venu la trouver à Paris pour lui dévoiler la manœuvre de sa mère et recommencer ce que celle-ci avait brisé : "Au fond de mon cœur je suis allé à Paris, chez toi, au quarante-huit de la rue Laborde, pour t'entendre dire que tu ne voulais plus entendre parler de moi et, de la sorte, clore un chapitre sans me sentir coupable et en ayant une bonne raison de pleurer" (p. 519). Adrià est incapable de prendre la responsabilité d'une décision, et veut faire porter la responsabilité de ses propres décisions aux autres. Il ne sait pas clore de lui-même les chapitres de sa propre vie.


Il est pourtant animé, en même temps, par un sentiment de toute-puissance. Devenu seul occupant de l'appartement de ses parents décédés, il décide d'ouvrir les cartons qui encombrent le sol et de ranger les livres qu'il a accumulés depuis des années. Il se comporte comme un héros créateur et maître de l'univers :


Et il convoqua Bernat pour qu'il l'aide à planifier cet ordre idéal, comme si Bernat était Platon et lui Périclès, et l'appartement de l'Eixample la tumultueuse ville d'Athènes. Et ainsi les deux hommes sages décidèrent qu'il laisserait dans le bureau les manuscrits et les incunables qu'il achèterait, les objets fragiles, les livres de ses parents, les disques, les partitions et les dictionnaires d'usage le plus fréquent, et ils séparèrent les eaux d'en bas de celles d'en haut et ainsi fut fait le firmament avec ses nuages, séparé des eaux de la mer. Dans la chambre des parents, qu'il avait réussi à faire sienne, ils placèrent la poésie et les livres de musique, et il fit s'écarter les eaux d'en bas afin qu'il y eût un lieu sec et il lui donna le nom de terre, et il nomma les eaux mers et océans. Dans sa chambre d'enfant, à côté du shérif Carson et du vaillant Aigle-Noir, qui montaient une garde permanente sur la table de nuit, ils vidèrent, sans même regarder, toutes les étagères des livres qui l'avaient accompagné quand il était petit et ils y mirent les livres d'histoire, de la naissance de la mémoire jusqu'à aujourd'hui. Et aussi la géographie, et la terre commençait à avoir des arbres et des graines qui germaient et devenaient herbes et fleurs. (p. 442-443)


L'auteur ne manque pas d'ironie envers son personnage : il mêle, dans sa description, l'organisation effective des rayonnages par Adrià et Bernat, et des allusions à la Création du monde dans la Bible. Si le passage est parfaitement fluide entre le monde d'Adrià et celui de la Genèse, ce n'est pas simplement parce que Jaume Cabré écrit si bien. C'est aussi parce que le personnage d'Adrià représente, de façon exemplaire, l'individu incapable d'agir sans modèles, et privilégiant volontiers ceux qui lui permettent de se passer des autres et de toute forme de contrainte. Sa maison-bibliothèque constitue un univers à part entière et, plus encore, un univers qui tend à se substituer au monde des hommes bien vivants : "il avait tout l'univers chez lui, dans une classification plus ou moins décimale universelle. Et il dit aux livres croissez et multipliez-vous et répandez-vous dans toute la maison" (p. 450). Le personnage d'Adrià représente l'absence de limites non seulement dans le temps, mais dans ses relations aux autres : le monde personnel d'Adrià se confond chez lui avec le monde en général, ce qui ne laisse guère de place à ceux qu'il fréquente.


Cependant, et ce n'est un paradoxe qu'à première vue, Adrià est animé par un sentiment de culpabilité. Il s'exprime sans détour à ce sujet : "Je suis impliqué dans tout. Je crois que je suis coupable de la dérive peu enthousiasmante de l'humanité." (p. 466) Il connaît l'origine des objets précieux dont il est entouré. Il sait qu'ils ont été acquis de façon coupable, et que ces vols commis aux dépens des Juifs d'Europe font pleinement partie de "la dérive peu enthousiasmante de l'humanité" – si cet euphémisme peut suffire à qualifier les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. Il souffre des actions coupables de son père tout en refusant de les réparer : même Sara ne parvient pas à le convaincre de rendre le Storioni, ce violon si précieux, à son propriétaire, dont l'identité est pourtant connue. Adrià est à la fois enfermé dans le passé paternel et incapable de comprendre que c'est là un passé qui ne lui appartient que dans la mesure où il le veut bien et qui n'est qu'un chapitre de l'histoire familiale, qu'il peut lui-même décider de clore. Il semble se complaire dans cette culpabilité généralisée, et dans la confusion entre son histoire personnelle et celle de son père, entre son histoire personnelle et celle de l'humanité, entre son univers intérieur et l'univers des hommes en général.


Ces quelques paragraphes sont loin d'épuiser les 900 pages du roman Confiteor, que j'ai tournées sans même m'en apercevoir, captivée par le cheminement du héros, portée par l'écriture foisonnante et cohérente de Jaume Cabré. Cette écriture m'a fait sentir de près la personnalité compliquée d'Adrià et l'épais feuilletage de l'histoire européenne. Elle m'a également fait percevoir la solidarité qui se noue entre un individu et son histoire familiale, entre un individu et l'histoire du continent sur lequel il a grandi. Confiteor donne à réfléchir sur la manière dont un individu, en Europe tout particulièrement, acquiert son autonomie – ou, plutôt, la conquiert, car Jaume Cabré suggère que chacun a une part de responsabilité dans la construction singulière et autonome de son existence.



Jaume Cabré, Confiteor, roman traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2013.


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