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Commedia della Politica

Aquilino Morelle, qui fut conseiller politique de François Hollande pendant les deux premières années de son quinquennat, de mai 2012 à avril 2014, analyse, dans L'Abdication, les renoncements du Président Hollande selon une perspective propre à satisfaire mon appétit littéraire : les personnages. Il est question du caractère des protagonistes de ce morceau d'Histoire, et de la manière dont les institutions et les attentes du peuple français encadrent leur action. Caractère de François Hollande, et de tous ceux avec qui celui-ci a dû composer, au premier rang desquels Jean-Marc Ayrault – leur relation est d'ailleurs qualifiée de « psychodrame » par Morelle et apparaît, sous sa plume, digne de la scène d'un café-concert plus que du sommet de l'État.

J'ai dévoré cet ouvrage comme on dévore un bon roman. Au moment de le refermer tout à fait, j'hésite cependant sur l'attitude à adopter. Puis-je le ranger dans ma bibliothèque, et le quitter comme on quitte un théâtre après avoir bien ri à une comédie légère, après avoir passé un bon moment qui se dissipera vite ? Dois-je recevoir tout cela avec gravité, bien prendre la mesure de la faiblesse de caractère et d'âme de Hollande, et de la légèreté avec laquelle il a traité les affaires de notre État et de notre pays ? Mais dans ce dernier cas, puis-je faire autre chose que de le déplorer ?

Imaginaire versus idéologie

L'exercice du pouvoir : un rôle à apprendre

Un kaléidoscope de personnages politiques



Imaginaire versus idéologie

Aux yeux d'Aquilino Morelle, François Hollande a doublement failli : il a renoncé à ses promesses de campagne, consignées dans le fameux discours du Bourget ; pire encore, il a renoncé à gouverner. Ce renoncement est d'autant plus grave qu'il est en porte-à-faux avec ce que représente la fonction présidentielle en France :

Intelligent, très intelligent, le peuple français possède une longue et riche culture politique, ancrée dans l'histoire tumultueuse de la plus vieille nation d'Europe ; et, s'il est désabusé, il est déniaisé de longue date : il a rapidement compris, au bout de six mois, que toute cette mise en scène n'offrait qu'un seul spectacle – pas seulement celui de l'impuissance, mais celui de l'impuissance voulue et consentie, cette impuissance singulière qui porte le nom d'abdication.

À son monarque républicain, comme à ses prédécesseurs, le peuple français aurait été prêt à pardonner bien des choses : son manque de charisme, ses palinodies, son irrésolution, ses doutes, sa malchance météorologique, ses frasques amoureuses.

Mais pas son abdication.

On ne se choisit pas un souverain démocratique, on ne convoque pas quelque 45 millions de Français afin qu'ils élisent un roi, pour voir ensuite celui-ci déposer, paisiblement, benoîtement, au bout de seulement quelques mois, sans explication et avec le sourire, le pouvoir que l'on vient de lui confier. (p. 50)

Cet imaginaire français, qui puise dans l'histoire à la fois monarchique et républicaine de notre pays, est la trace laissée dans nos esprits par une série de figures exemplaires et de symboles, et constitue une sorte d'instinct collectif à l'endroit des acteurs du pouvoir.


Tout autre est l'idéologie, ensemble de croyances et de valeurs propre à une époque particulière. Et celle que pourfend Aquilino Morelle dans son témoignage, c'est l'idéologie libérale, au nom de laquelle fut menée « une réduction des déficits à marche forcée », bientôt suivie d'un « choc fiscal » (p. 152). Elle s'oppose au discernement, au pragmatisme, au débat contradictoire, dont Morelle voudrait qu'ils soient préservés et respectés par les dirigeants politiques français, qui leur préfèrent souvent le conformisme, la passion « européiste » et le sarcasme (p. 152-153). Quant à notre Président, il se complaît dans une idéologie qui lui permet de ne rien entreprendre, de laisser faire :


Enfin, qu'ils soient trotskistes ou libéraux – ce sont souvent désormais les mêmes –, les idéologues du déni de réalité nombreux à gauche, et qui hantaient les lieux de pouvoir ou leurs coulisses, ont ceci de savoureux que, confrontés à des faits qui les désavouent, ils prennent alors leur air le plus pénétré pour vous expliquer que « c'est la réalité qui a tort ». Qu'elle n'a qu'à bien se tenir, « la réalité ». Qu'on va rapidement lui faire rendre raison, à « la réalité ». […] Aveuglement idéologique des uns, optimisme indécrottable de certains, cynisme des autres, bêtise des derniers, ainsi s'explique l'installation au sommet de l'État d'une vision beckettienne de la politique – « En attendant la croissance »… – qui aurait pu prêter à sourire ou à rire, comme le théâtre de l'absurde auquel elle se rattache, si elle n'avait été synonyme de chômage, de paupérisation, de désindustrialisation, de précarité, de désespoir et de colère. (p. 155)

Un kaléidoscope de personnages politiques

Qui sont les protagonistes de ce drame de l'absurde ? François Hollande et Jean-Marc Ayrault tout d'abord, dont les caractères sont analysés dans le troisième chapitre. Le portrait du premier est sans concessions :

[Ses agissements témoignent] d'une confiance immodérée et déraisonnable en lui-même et en ses capacités, d'une réticence profonde à déléguer à d'autres une part de ses responsabilités, d'un sentiment de supériorité inaltérable, quelles que soient les déconvenues ou les erreurs commises, d'une vision ludique et jouisseuse de l'existence, envisagée comme une succession de « coups », bref d'un mélange de survalorisation du moi et de manque d'assurance personnelle signant le narcissisme. (p. 130)

Jean-Marc Ayrault n'est pas épargné :

Pas assez d'autorité et trop de raideur. Pas assez de fierté et trop d'orgueil. Pas assez de dureté et trop d'intransigeance. Pas assez de sensibilité et trop de susceptibilité. Pas assez de colère et trop de rancœur. Sans compter son principal défaut, auquel il ne pouvait rien, et de nature paradoxale : le couple politique fusionnel qu'il formait avec le Président ne convenait pas à l'exercice du pouvoir d'État. (p. 124)

Hollande ne se défera de lui qu'après des mois de tergiversations et de bienveillance coupable à l'égard des déclarations surprises et autres embardées de celui qu'il avait tenu à nommer Premier Ministre, malgré son inexpérience. L'épisode illustre la difficulté de Hollande à prendre des décisions, à les assumer et à les mettre à exécution. Il lui suffisait pourtant de penser les choses en terme de personnage : par-delà son caractère personnel, il lui fallait quitter les habits du personnage de candidat aux élections présidentielles – car « ce qui peut se révéler compatible avec une vie politicienne réussie ne permet pas de diriger l'État » (p. 130) – pour revêtir ceux de Président, dont la première qualité est de décider et de trancher.

Le rôle est écrit : la Constitution de la Cinquième République. Il a déjà été interprété : depuis 1958, nous avons connu sept Présidents en plus de Hollande, et des Premiers Ministres plus nombreux encore, appartenant tantôt à la famille politique du Président, tantôt à l'opposition. L'histoire de la Cinquième regorge donc d'exemples de mises en pratique de ce texte fondateur. Lionel Jospin fait figure de modèle : « Avec lui les mots de collégialité, de délibération, de participation, de responsabilité, d'arbitrage, d'autorité, de décision, prirent un relief sans pareil » (p. 139). Le Premier Ministre, selon la constitution, « dirige l'action du gouvernement », et c'est ce que Jospin, entre 1997 et 2002, a su faire avec brio. À cet exemple illustre, Morelle oppose l'incompétence d'Ayrault :

Jamais il ne prit la mesure de la nécessité de conduire un débat politique, une discussion collective, avec les membres du gouvernement. Toujours il envisageait un dossier en pensant, avec inquiétude, que ses ministres – surtout ceux disposant d'un poids politique ou d'une notoriété publique – allaient tenter de le déstabiliser ou de le contester ; plutôt que de s'appuyer sur eux, il s'en méfiait et préférait s'enfermer dans un face-à-face avec le Président qui le rassurait, mais qui le rapetissait et l'empêchait de prendre son envol politique. (p. 133)

À sa décharge, il n'avait pas choisi son équipe, dont Morelle souligne l'incompétence :

Faible sur le plan technique, la direction du cabinet de Jean-Marc Ayrault était surtout gravement défaillante d'un point de vue politique. Incapables de hiérarchiser les priorités, ne percevant pas – ou trop tard, ce qui revient au même – les dangers d'une situation politique donnée, crispés sur une vision littéraliste de la Constitution qui les amenait à tenter de cantonner l'Élysée, méprisant les ministres et les traitant à l'occasion comme de simples exécutants, n'ayant, pour certains, aucune expérience ou presque de l'exercice de l'État au plus haut niveau, ces technocrates furent rapidement submergés par l'ampleur de leur tâche. (p. 141)

En bref, nous avons ici : le rôle, tel que défini par la constitution ; l'incarnation brillante de Jospin qui fait figure de repère pour l'exercice de la fonction de Premier Ministre ; et Ayrault, qui n'est à la hauteur ni du droit, ni de son illustre prédécesseur. Tout se tient tristement. En effet, Hollande a nommé Ayrault tout en l'excluant de réunions avec les ministres – « anomalie dans le fonctionnement du pouvoir exécutif » puisqu' « un ministre, même sous la Ve République, est placé sous l'autorité du chef de gouvernement » (p. 97). Plus encore, « pour la première fois dans l'histoire de la Ve République, le chef de l'État était ainsi devenu le bouclier de son Premier ministre » – « renversement politique contre-nature, qui ne pouvait persister ni rester sans conséquence » (p. 123).

L'exercice du pouvoir : un rôle à apprendre

Pour Aquilino Morelle, la faute originelle du Président Hollande, dont découlent toutes celles qui se sont succédées au cours de son quinquennat, est « le défaut d'incarnation de la fonction présidentielle » (p. 51). Ce manque, en plein cœur de l'exercice de la présidence, tient à la fois au caractère de Hollande, à son « manque cruel d'autorité » (p. 51) et à son incapacité à endosser un rôle qui lui préexistait pourtant. Car, et Morelle insiste là-dessus, « l'exercice du pouvoir d'État s'apprend » (p. 125) :


Avant d'accéder à la magistrature suprême, François Hollande n'avait jamais été ministre ; du fonctionnement de l'État, il ne connaissait que ce qu'il avait entrevu lors de son bref passage comme « petite main » dans l'équipe de Jacques Attali, en 1981 ; […] premier secrétaire du PS, il fut certes associé étroitement aux choix politiques de Lionel Jospin, Premier ministre de 1997 à 2002, sans toutefois avoir de véritable lien avec l'appareil de l'État qui lui aurait permis d'en apprendre les règles et les contraintes. Or, l'exercice du pouvoir d'État s'apprend. Les confidences ahurissantes qu'il ferait ultérieurement aux deux journalistes du Monde établiraient publiquement un constat pathétique : cet apprentissage-là, en tout un quinquennat, François Hollande n'en a pas été capable. (p. 125-126)


À quoi tient un tel apprentissage ? Il tient d'abord, nous l'avons vu, à la connaissance de la Constitution et des rôles qu'elle distribue et définit. Il tient ensuite à la connaissance de l'histoire politique de notre pays, et aux exemples et modèles qu'elle offre pour l'interprétation de cette Constitution. Il tient, enfin et surtout, à l'expérience du pouvoir d'État. Celui-ci n'est pas, quand bien même certains voudraient l'y faire tendre, la simple gestion d'une charge de haute fonction publique : il procède du résultat d'un scrutin, et ne peut être réduit à « une même chaîne d'inspecteurs généraux des Finances qui gouvernent le pays par-delà les alternances politiques » (p. 197-198). Il est une construction de long terme, ancrée dans un projet idéologique tout autant que dans un imaginaire national. Or Hollande est l'homme de la répétition, pas de la dialectique :


François Hollande est un modéré. Il ne goûte ni les affrontements ni les éclats de voix. Il fuit la passion politique qu'il craint plus que tout. Il lui préfère la fréquentation des chiffres qui, même lorsqu'ils sont désagréables, restent silencieux et que l'on peut toujours, à force d'adresse et de patience, d'astuce, apprivoiser. (p. 224)


Cette temporalité particulière est celle de la ruse, « faite pour surprendre, désorienter, déstabiliser et décontenancer », et donc « éphémère » par nature parce qu' « on ne saurait être longtemps surpris par une même chose » (p. 278) et que « renouvelée trop souvent, utilisée comme un instrument de gouvernement, elle inquiète le citoyen, lui fait perdre ce qui n'a pas de prix mais tant de valeur pour un gouvernant : la confiance, sans laquelle la direction d'un pays devient périlleuse, puis impossible » (p. 278-279). À l'opposé, Aquilino Morelle insiste, tout au long de son témoignage et de sa réflexion, sur l'importance de la force dans l'exercice du pouvoir politique. La ruse est nécessaire pour la politique, simple activité humaine visant à gagner des élections. Pour le politique, en revanche, l'usage de la force est fondamental, et procède de la nature même de cette « orientation vitale de l'existence humaine » :


Le politique est une orientation vitale de l'existence humaine, une catégorie de celle-ci sans laquelle l'homme ne serait plus homme, une essence ayant une fin propre – la concorde et la sécurité – et disposant d'un moyen spécifique – la force. La mission du politique est d'imaginer le bien, de le concevoir, et d'y travailler ; dans le même temps où il doit se montrer capable de penser le mal et de le prévenir, d'empêcher sa survenue. (p. 279)


Un Président qui consent pleinement à l'exercice du pouvoir d'État est un personnage ayant un rôle prédéfini certes, mais aussi une histoire et une action sur celle de son pays : un stratège. Un Président qui abdique sitôt les rênes du pouvoir en main est un personnage sans histoire, une mécanique tacticienne qui, au mieux, prête à rire.


*


L'Abdication se dévore comme un roman, donc. L'ouvrage, cependant, offre davantage que le dévoilement des arcanes du pouvoir, et contient plus que ce drame aux multiples personnages, tantôt falots (Hollande, Ayrault), tantôt glorieux (Mitterrand, Rocard, Jospin). Aquilino Morelle situe en effet son analyse dans le champ plus vaste de l'histoire du parti socialiste durant les trois dernières décennies, des conséquences de la mondialisation sur la politique nationale, du rôle qu'a joué la France dans la libéralisation de l'économie européenne. Avec un style et un vocabulaire impeccables, un tantinet agaçants, parfois, dans leur rectitude si scolaire, Morelle dresse également son portrait, et esquisse la trajectoire d'un fils d'ouvrier espagnol, depuis le 20e arrondissement de Paris jusqu'à la chambre d'Eugénie à l'Élysée. Ce parcours, exemplaire de la méritocratie à la française, constitue à lui seul une nouvelle charge contre Hollande, qui n'a voulu retenir que « la belle trajectoire du gamin de Belleville ayant arraché ses galons sur le champ de bataille » et n'a pas su voir que de pareils gamins « conservent toujours, sous le brillant du vernis social, derrière la conversation si déliée, au-delà de la personnalité si chatoyante, une force primitive demeurée intacte, une colère rentrée, toujours prête à jaillir, avec laquelle chacun d'entre eux compose comme il peut, une violence refoulée mais inentamée » (p. 383) – celle-là même qui manque à tous ceux qui, au sommet de l'État, préfèrent la routine gestionnaire.



Aquilino Morelle, L'Abdication, Paris, Grasset, 2017, 401 p.

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