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Les mots sont tristes

Le dernier roman de Cécile Guilbert porte un titre prometteur : Les Républicains. Mais loin d'un tableau en forme de promesse, qui ferait briller à nos yeux un idéal républicain des temps modernes, la romancière nous livre une autofiction en demi-teinte, dans laquelle la beauté de Paris est un décor bien plus qu'un cadre d'action, et où la langue, si précise et ciselée soit-elle, semble se déployer indépendamment de son objet. Comme si toute activité humaine était désormais détachée de son environnement : ne recevant plus son influence, n'ayant plus d'effet sur lui.

Aux premières pages du roman, la "fille en noir", double fictionnel de l'auteur, retrouve lors d'une émission télévisée ses camarades de promo, la fameuse promo 86 de Sciences Po dont font partie Pujadas, Beigbeder, Roumanoff, et quelques autres encore. Parmi eux, Guillaume Fronsac, dont la brillante carrière ne lui a pas fait oublier cette camarade pas comme les autres, dont il aimerait faire de nouveau la connaissance, trente ans plus tard. Loin de l'opposition entre deux visions du monde, l'une arriviste et déployée dans les riches milieux d'affaires, l'autre désintéressée et incarnée dans l'écriture littéraire, Cécile Guilbert représente les points de rencontre entre ces deux personnages dont les voies n'ont pas fait que diverger, et elle dessine à travers eux un monde dont la compréhension et le cours échappe à ses élites, quelles qu'elles soient.

Un Paris bien lointain

À la fin de la soirée qu'ils ont passé ensemble, de bar en restaurant, puis de restaurant en un dernier bar, les deux protagonistes traversent la place de la Concorde. Cécile Guilbert fait une description saisissante de cet "espace démesuré", "matérialisant un vide" :

[L]a place la plus française de France était inhumaine. Et pas seulement à cause de sa froideur minérale ou de ses mornes statues allégoriques.

Matérialisant un vide, […] son volume déployé entre la rue Royale et le Palais-Bourbon représentait une abstraction, une figure de l'impossible […]. Trop Louis XV, trop royale, trop élégante, rebaptisée dare-dare pour faire oublier les dévorations de 1793, le peuple qui ne s'était pas trompé à sa nouvelle dénomination Potemkine ne s'y rassemblait pas, n'y flirtait pas, ne s'y promenait pas, n'y manifestait pas. Enfin plus, surtout depuis que les ligues fascistes s'étaient déployées dans son bel espace octogonal pour tenter d'abattre la République le 6 février 1934 en faisant vingt morts. (p. 178-179)


Les manifestations élisent Bastille, Nation, République. La Concorde demeure un espace ouvert à la seule circulation, un espace intermédiaire étrange entre le Palais de l'Élysée et l'Assemblée nationale. Elle matérialise une impuissance fondamentale de la République française à occuper l'espace où fut décapité le roi :

Certes, la Concorde voyait chaque année défiler les militaires du 14 Juillet et tourner les vélos du Tour de France. Mais ces parades s'y dispersaient devant les tribunes officielles où elles venaient mourir, sans meubler l'espace dont les services de sécurité défendaient par ailleurs les accès à la foule. Non, trop mathématique et trop civilisée, la place de la Concorde défrisait un peuple régicide dont la passion politique était la discorde et la guerre civile, le ver rongeur. (p. 179-180)

L'attention de l'auteur, comme celle de son personnage, pour une architecture parisienne chargée d'histoire traduit une dissociation fondamentale : se promener dans Paris, ce n'est plus faire corps avec un environnement, c'est évoluer dans un décor dont l'artificialité est perceptible à chaque instant. La place de la Concorde, comme les quartiers qui l'entourent, a été le théâtre de drames politiques et humains qui ont marqué le cours de l'histoire de France. Aujourd'hui, nous sommes démunis face à des lieux qui font faiblement résonner l'écho du passé, et qui échouent à nous inspirer une action déterminante pour l'avenir de notre société.

Une langue sans objet

Le roman de Cécile Guilbert contient d'éloquents portraits. Sa maîtrise du langage lui permet de caractériser précisément les comportements emblématiques de notre époque. Au début des Républicains, la fille en noir rappelle à son esprit ce qu'elle sait déjà de Guillaume Fronsac. Elle a recours à deux formulations lumineuses : "il préférait la coulisse, le secret, l'entre-deux paranoïde où l'on est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance" ; "possédé par l'ambition qu'on se découvre presque sans y penser, à force d'habileté couronnée de réussite : la plus dangereuse" (p. 15). L'évocation du physique de Fronsac est l'occasion d'une habile comparaison entre le personnel politique de la IVe République et celui d'aujourd'hui :


Au mitan fatidique de la cinquantaine, un notable de la IVe République aurait affiché silhouette replète, pansue, trahissant ses ripailles aux banquets de sous-préfectures et autres chefs-lieux de cantons qui avaient mieux façonné la carte électorale du pays que tous les tripatouillages des Fouché s'étant succédé à Beauvau. Mais pas l'alerte Guillaume Fronsac, car c'était bien lui, pour qui une silhouette de mannequin valait toutes les décorations. Souples et minces, ne faisant plus leur âge du moment que l'aisance faisait le reste, jamais les corps n'avaient autant muté qu'en ce grand moment de décomposition générale. Les visages retouchés masquaient le travail de la mort, pas d'inquiétude, les futurs cadavres porteraient beau dans leurs costards Slimane. (p. 13)

Le roman des Républicains contient également des analyses à la fois limpides et puissantes sur les dérives meurtrières de la société du spectacle :


La désymbolisation de masse, le déracinement de la parole, l'absence de limite, […] la déréalisation induite par la virtualité, la prolifération des psychismes border-line fragilisés, l'info continue orchestrant la publicité de l'ensemble… De tout cela dérivaient aussi les tueries de masse, les attentats ciblés ou aveugles […], même si ceux qui, de plus en plus nombreux et de plus en plus souvent, passaient à l'acte pour résoudre leur haine de soi et sublimer leur pulsion de mort dans le Spectacle, n'étaient pas seulement des Arabes encouragés par certaines sourates coraniques et le killer-kit du nouveau Califat ubérisé, mais aussi le Norvégien d'extrême-droite Anders Breivik, le pilote allemand suicidaire de la German Wings, et beaucoup d'autres tarés dont on avait oublié les noms mais pas que leur jus narcissique ressentimental avait mijoté au court-bouillon du fumier planétaire. (p. 206-207)

Nommer : est-ce à cela que se réduit le rôle d'un romancier ? Pourquoi une vie politique abaissée devrait-elle être l'unique objet d'un écrivain voulant parler de politique ? La rencontre d'un groupe de personnalités, non loin du Cercle Interallié, où se tiennent les dîners du Siècle, inspire à la fille en noir, pourtant écrivain, un étrange commentaire. Il manque aujourd'hui, de son point de vue, un "Balzac du XXIe siècle" pour


peindre le jeu complexe des ambitions, passions, combinaisons, supputations, desseins, ressorts, intrigues, manœuvres, plans de carrière et renvois d'ascenseurs qui s'agitaient dans les centaines de cervelles surinformées des hauts fonctionnaires, politiques, grands patrons, syndicalistes, personnalités médiatiques et universitaires composant cette mécanique à produire du consensus et, raillaient ses contempteurs, de la pensée unique. (p. 98)

Ce personnage comme son auteur ne peuvent-ils pas se mettre à la tâche ? On dirait que le roman politique d'aujourd'hui ne peut être qu'une réflexion sur ce que pourrait et devrait être un tel roman. En attendant qu'il naisse d'une autre plume, Cécile Guilbert et la fille en noir se délectent du rythme des mots et de vocables savants. J'en ai appris beaucoup au cours de cette lecture. Je vous fais partager ici quelques-unes de mes découvertes, assorties de la définition donnée par le Petit Robert :

- Chrême : huile consacrée, employée pour les onctions dans certains sacrements, certaines cérémonies des églises catholique et orthodoxe.

Exemple tiré des Républicains : les deux protagonistes "avaient tous deux grandi dans l'aisance et si longtemps vécu dans un environnement privilégié qui éduque et polit tout à la fois, qu'ils semblaient oints par ce chrême littéralement sans prix : la capacité, argentés ou pas, de le paraître" (p. 104).

- Pécari : cuir du pécari, sorte de sanglier, cochon sauvage d'Amérique.

Exemple : "Fronsac remonta le col de son duffle-coat, se reganta de pécari et plongea ses poings dans les deux poches plaquées tout en se balançant d'une jambe sur l'autre" (p. 89).

- Shrapnel : obus rempli de balles, qu'il projette en éclatant.

Exemple : "les flancs du bronze creux qui éclatent, se propulsent en mitraille, volent en tous sens, traversent les vitres pulvérisées par l'onde de choc, les pare-brise des bagnoles aux carrosseries plombées par le shrapnel, avant de laisser retomber leurs fragments d'or dans une pluie d'étoiles sur la chaussée" (p. 235).

Les vocables en -ard, attestés par Robert ou forgés par Guilbert, émaillent le propos, de la page 140 : "Non mais tu peux imaginer quelle était ma situation en 95, après l'élection de Chirac ? Tricard à mort, comme tout le staff balladurien", à la page 170 : "eighties friquées et pubardes", en passant par la page 144 à propos de Sarkozy, "un peu moins ramenard et vantard que quand FOG était là". Ils reflètent le ressentiment de l'auteur lui-même, et la mise en scène de son insatisfaction hautaine envers le monde qui l'entoure.

*

Si j'ai lu Les Républicains sans ennui, avec intérêt pour les remarques pertinentes concernant le jeu des apparences, et même avec une certaine curiosité (Que va-t-il se passer à l'issue de la longue conversation entre la fille en noir et Fronsac ?), ce roman me déçoit. Pire, il m'attriste. Notre langue française et notre tradition littéraire ne méritent-elles pas mieux qu'un discours enfermé sur lui-même, incapable de prendre une véritable hauteur sur le monde d'aujourd'hui, pour le comprendre certes, et pour le changer, surtout ? L'époque contraint-elle à ce point les écrivains qu'ils ne sont plus capables d'imaginer et de mettre en forme autre chose qu'elle ?

Cécile Guilbert, Les Républicains, Paris, Grasset, 2017, 251 p.

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